Actrice de premier plan chez Mizoguchi ou Mikio Naruse, la star du cinéma japonais fut également réalisatrice, de 1953 à 1962. Ses films restaurés sont diffusés au Festival Lumière. L’occasion de découvrir son œuvre avec le specialiste Pascal-Alex Vincent.
Qui est Kinuyo Tanaka, star et réalisatrice japonaise dont les films, restaurés, sont projetés au Festival Lumière, qui se déroule à Lyon jusqu’au 17 octobre ? Nous avons interrogé Pascal-Alex Vincent, professeur et spécialiste du cinéma japonais, auteur d’un livre sur la réalisatrice paru aux éditions Carlotta.
Les
cinéphiles français connaissent-ils Kinuyio
Tanaka ?
Quand les films japonais ont commencé à arriver en
France, dans les années 1950, les spectateurs ont
découvert Kinuyo Tanaka car elle jouait souvent le
rôle principal chez Mizoguchi – La Vie
d’O’Haru femme galante (1952), Les
Contes de la lune vague après la pluie (1953)
– ou chez Mikio Naruse par exemple – La Mère
(1952). C’était une très grande star du
cinéma japonais, contemporaine de Greta Garbo et
Marlene Dietrich. Elle a démarré au temps du muet
et a réussi son passage au parlant. Elle a obtenu
l’Ours d’argent de la meilleure actrice au
festival de Berlin en 1975. Au Japon, Tanaka est,
aujourd’hui encore, une institution : un biopic a
été tourné en 1987, L'Actrice, de Kon
Ichikawa, et un musée consacré à sa vie a ouvert
dans sa ville natale. Aujourd’hui encore, c’est
une mégastar ! Mais jusqu’à peu on ignorait
qu’elle avait réalisé des films, de 1953 à 1962.

avec Kinuyo Tanaka et Minosuke Bando.
Shochiku Eiga
Comment
est-ce possible ?
Ils étaient inaccessibles. Et le Japon
n’entretient pas de rapport très fort à son
patrimoine cinématographique. Les Japonais savent
quelle grande actrice elle a été mais pas qu’elle
a réalisé des fims. D’ailleurs ils ne passent
jamais à la télévision. Une première rétrospective
a eu lieu à la Cinémathèque française dans les
années 1980, qui mélangeait ses films comme
actrice et comme cinéaste.
Pourquoi
a-t-elle voulu devenir réalisatrice ?
On ne sait pas trop. Peut-être qu’étant actrice
depuis 1924, elle avait le sentiment d’avoir fait
le tour de ce métier. Elle s’en est sentie capable
à ce moment-là, en 1952. Et ce qui est
remarquable, c’est qu’elle n’est pas allée voir
les grands studios pour lesquels elle jouait.
Quand elle décide de tourner des films, elle va
frapper à la porte de petits studios indépendants.
Pensait-elle que les gros studios allaient lui
tourner le dos ? Les compagnies plus fragiles
l’ont accueillie d’autant plus volontiers qu’elle
faisait des apparitions dans ses premiers films,
ils pouvaient donc attirer les spectateurs avec
cet argument.
Comment
ses films étaient-ils reçus au Japon ?
Avec beaucoup de curiosité ! C’était tellement
exceptionnel, à l’époque, qu’une femme devienne
cinéaste, et d’autant plus une grande star ! Mais
quand elle a voulu passer derrière la caméra, il y
a eu une levée de boucliers. Mizoguchi a lui-même
manœuvré concrètement pour lui mettre des bâtons
dans les roues, alors qu’elle était son égérie –
et peut être à cause de cela… Il avait beaucoup de
pouvoir alors, en tant que président de
l’association des cinéastes. Mais à leur sortie,
les films de Tanaka ont tous reçu un accueil
critique très favorable. Et le fait qu’elle ait pu
en faire plusieurs prouve qu’ils ont marché au
box-office.
comme dans L’Intendant Sansho (1954).
Daiei-Kyoto/Brandon / The Kobal Collection / Aurimages
C’est
quoi, la “Tanaka’s touch” ?
Le cinéma japonais se conjuguait alors
essentiellement au masculin : c’était un monde de
mecs qui réalisaient des histoires de mecs. Kinuyo
Tanaka est arrivée, elle, avec des histoires de
filles. Dans les films qu’elle tournait à ce
moment-là avec son mentor Mizoguchi – qui est
considéré comme un grand cinéaste féministe –, les
femmes qu’elle interprétait finissaient
systématiquement à terre, violées ou tuées. Ce
n’est jamais le cas dans les films qu’elle a
réalisés. Ses personnages féminins résistent à
l’adversité, maîtrisent leur destin et finissent
toujours par s’en sortir.
Tanaka est une moderne avant les modernes. Par exemple, quand elle réalise Maternité éternelle (1955), d’après la vie d’une poétesse atteinte d’un cancer du sein, elle ose filmer les prothèses mammaires. Mais ce qui a le plus choqué à la sortie du film, c’est ce personnage de femme qui a subi l’ablation des seins et qui garde intact son désir sexuel – elle assume une histoire d’amour avec un journaliste venu la voir à l’hôpital. Tanaka n’a jamais eu peur. Son statut de grande star l’a certainement aidée a imposer ses idées. Il faudra attendre les années 1970 pour voir apparaître d’autres femmes réalisatrices au Japon. Étonnament, Tanaka est une pionnière mais elle n’a pas fait école.
Pourquoi
a-t-elle arrêté de réaliser des films en 1962 ?
C’est un grand mystère car elle a vécu encore
quinze ans… On peut avancer un début d’explication
: à partir du début des années 1960, la Nouvelle
Vague japonaise arrive. Le cinéma traditionnel ne
marche plus, Tanaka fait soudain partie de
l’ancien monde. Comme Jean Gabin ou Michèle Morgan
chez nous, qui n’intéressaient plus la nouvelle
génération de cinéphiles. La Nouvelle Vague a, au
Japon comme ailleurs, balayé les anciens.
La
Nuit des femmes, de Kinuyo Tanaka (1961).
Festival Lumière
Quel est
votre film d’elle préféré ?
Il y en a deux : La Nuit des femmes
(1961) et Mademoiselle Ogin (1962). Le
premier pour son sujet délicat, les centres de
réhabilitation des prostituées, et pour la grande
liberté de sa proposition finale : pour échapper à
la société si patriarcale, vivons entre femmes au
bord de la mer, soyons heureuses sans les mecs !
Et le second, Mademoiselle Ogin, pour
son souffle épique. Visuellement, le film est un
festin. Tanaka est au sommet de son art, elle
maîtrise la mise en scène, ose plus de choses –
comme des plans compliqués en plongée –, c’est un
film très ambitieux.