Kinuyo Tanaka, réalisatrice méconnue de l’âge d’or du cinéma japonais et “moderne avant les modernes”

Anne Dessuant

Publié le 12/10/21

George Rinhart/Corbis via Getty Images

Actrice de premier plan chez Mizoguchi ou Mikio Naruse, la star du cinéma japonais fut également réalisatrice, de 1953 à 1962. Ses films restaurés sont diffusés au Festival Lumière. L’occasion de découvrir son œuvre avec le specialiste Pascal-Alex Vincent.

Qui est Kinuyo Tanaka, star et réalisatrice japonaise dont les films, restaurés, sont projetés au Festival Lumière, qui se déroule à Lyon jusqu’au 17 octobre ? Nous avons interrogé Pascal-Alex Vincent, professeur et spécialiste du cinéma japonais, auteur d’un livre sur la réalisatrice paru aux éditions Carlotta.

Les cinéphiles français connaissent-ils Kinuyio Tanaka ?
Quand les films japonais ont commencé à arriver en France, dans les années 1950, les spectateurs ont découvert Kinuyo Tanaka car elle jouait souvent le rôle principal chez Mizoguchi – La Vie d’O’Haru femme galante (1952), Les Contes de la lune vague après la pluie (1953) – ou chez Mikio Naruse par exemple – La Mère (1952). C’était une très grande star du cinéma japonais, contemporaine de Greta Garbo et Marlene Dietrich. Elle a démarré au temps du muet et a réussi son passage au parlant. Elle a obtenu l’Ours d’argent de la meilleure actrice au festival de Berlin en 1975. Au Japon, Tanaka est, aujourd’hui encore, une institution : un biopic a été tourné en 1987, L'Actrice, de Kon Ichikawa, et un musée consacré à sa vie a ouvert dans sa ville natale. Aujourd’hui encore, c’est une mégastar ! Mais jusqu’à peu on ignorait qu’elle avait réalisé des films, de 1953 à 1962.


Cinq femmes autour d’Utamaro, de Kenji Mizoguchi (1946),
avec Kinuyo Tanaka et Minosuke Bando.
Shochiku Eiga

Comment est-ce possible ?
Ils étaient inaccessibles. Et le Japon n’entretient pas de rapport très fort à son patrimoine cinématographique. Les Japonais savent quelle grande actrice elle a été mais pas qu’elle a réalisé des fims. D’ailleurs ils ne passent jamais à la télévision. Une première rétrospective a eu lieu à la Cinémathèque française dans les années 1980, qui mélangeait ses films comme actrice et comme cinéaste.

Pourquoi a-t-elle voulu devenir réalisatrice ?
On ne sait pas trop. Peut-être qu’étant actrice depuis 1924, elle avait le sentiment d’avoir fait le tour de ce métier. Elle s’en est sentie capable à ce moment-là, en 1952. Et ce qui est remarquable, c’est qu’elle n’est pas allée voir les grands studios pour lesquels elle jouait. Quand elle décide de tourner des films, elle va frapper à la porte de petits studios indépendants. Pensait-elle que les gros studios allaient lui tourner le dos ? Les compagnies plus fragiles l’ont accueillie d’autant plus volontiers qu’elle faisait des apparitions dans ses premiers films, ils pouvaient donc attirer les spectateurs avec cet argument.

Comment ses films étaient-ils reçus au Japon ?
Avec beaucoup de curiosité ! C’était tellement exceptionnel, à l’époque, qu’une femme devienne cinéaste, et d’autant plus une grande star ! Mais quand elle a voulu passer derrière la caméra, il y a eu une levée de boucliers. Mizoguchi a lui-même manœuvré concrètement pour lui mettre des bâtons dans les roues, alors qu’elle était son égérie – et peut être à cause de cela… Il avait beaucoup de pouvoir alors, en tant que président de l’association des cinéastes. Mais à leur sortie, les films de Tanaka ont tous reçu un accueil critique très favorable. Et le fait qu’elle ait pu en faire plusieurs prouve qu’ils ont marché au box-office.

Kinuyo Tanaka a souvent tenu les premiers rôles chez Mizoguchi,
comme dans L’Intendant Sansho (1954).
Daiei-Kyoto/Brandon / The Kobal Collection / Aurimages

C’est quoi, la “Tanaka’s touch” ?
Le cinéma japonais se conjuguait alors essentiellement au masculin : c’était un monde de mecs qui réalisaient des histoires de mecs. Kinuyo Tanaka est arrivée, elle, avec des histoires de filles. Dans les films qu’elle tournait à ce moment-là avec son mentor Mizoguchi – qui est considéré comme un grand cinéaste féministe –, les femmes qu’elle interprétait finissaient systématiquement à terre, violées ou tuées. Ce n’est jamais le cas dans les films qu’elle a réalisés. Ses personnages féminins résistent à l’adversité, maîtrisent leur destin et finissent toujours par s’en sortir.

Tanaka est une moderne avant les modernes. Par exemple, quand elle réalise Maternité éternelle (1955), d’après la vie d’une poétesse atteinte d’un cancer du sein, elle ose filmer les prothèses mammaires. Mais ce qui a le plus choqué à la sortie du film, c’est ce personnage de femme qui a subi l’ablation des seins et qui garde intact son désir sexuel – elle assume une histoire d’amour avec un journaliste venu la voir à l’hôpital. Tanaka n’a jamais eu peur. Son statut de grande star l’a certainement aidée a imposer ses idées. Il faudra attendre les années 1970 pour voir apparaître d’autres femmes réalisatrices au Japon. Étonnament, Tanaka est une pionnière mais elle n’a pas fait école.

Pourquoi a-t-elle arrêté de réaliser des films en 1962 ?
C’est un grand mystère car elle a vécu encore quinze ans… On peut avancer un début d’explication : à partir du début des années 1960, la Nouvelle Vague japonaise arrive. Le cinéma traditionnel ne marche plus, Tanaka fait soudain partie de l’ancien monde. Comme Jean Gabin ou Michèle Morgan chez nous, qui n’intéressaient plus la nouvelle génération de cinéphiles. La Nouvelle Vague a, au Japon comme ailleurs, balayé les anciens.


                                            La Nuit des femmes, de Kinuyo Tanaka (1961).
                                                                     Festival Lumière

Quel est votre film d’elle préféré ?
Il y en a deux : La Nuit des femmes (1961) et Mademoiselle Ogin (1962). Le premier pour son sujet délicat, les centres de réhabilitation des prostituées, et pour la grande liberté de sa proposition finale : pour échapper à la société si patriarcale, vivons entre femmes au bord de la mer, soyons heureuses sans les mecs ! Et le second, Mademoiselle Ogin, pour son souffle épique. Visuellement, le film est un festin. Tanaka est au sommet de son art, elle maîtrise la mise en scène, ose plus de choses – comme des plans compliqués en plongée –, c’est un film très ambitieux.

À lire
Kinuyo Tanaka, de Pascal-Alex Vincent, éd. Carlotta.

Anne Dessuant

Publié le 12/10/21




L'itinéraire hors norme de l'actrice Kinuyo Tanaka

Par Florence Colombani

Publié le 02 décembre 2006 à 14h36 - Mis à jour le 02 décembre 2006 à 14h36


KINUYO TANAKA reste dans l'esprit du public la douloureuse Oharu, femme galante, mais son itinéraire - environ 200 films en tant qu'interprète et une carrière inattendue de réalisatrice - est l'un des plus originaux de l'histoire du cinéma japonais.

Née en 1910 à Yamaguchi (Japon), la très jeune fille (elle n'a pas 14 ans) est repérée sur scène, où elle joue et chante dans des spectacles de divertissement. Les grands studios Schochiku la prennent sous contrat. Leur devise ? "Le spectacle doit amener de la joie." De fait, Kinuyo Tanaka ne tarde pas à devenir célèbre pour le charme et la fraîcheur de ses interprétations. Son rôle de jeune femme docile dans le premier film parlant japonais, Mon amie et mon épouse (Heinosuke Gosho, 1931), la rend particulièrement populaire. Sa route croise très vite celle de grands cinéastes. Elle tourne plusieurs fois pour Yasujiro Ozu (Où sont les rêves de jeunesse ?, 1932 ; Femmes de Tokyo, 1933) et est brièvement mariée au réalisateur Hiroshi Shimizu, qui jouit d'une grande reconnaissance à l'époque.

Tout bascule lorsqu'elle rencontre Kenji Mizoguchi, qui tombe amoureux d'elle et lui confie le premier rôle dans quatorze de ses films le temps d'une décennie de chefs-d'oeuvre, de 1944 à 1954. Simple hasard ou emprunt direct à leur relation privée, Mizoguchi la représente régulièrement en muse aux prises avec son Pygmalion : elle est, par exemple, le modèle d'un peintre dans Cinq femmes autour d'Utamaro (1946) et comédienne dans L'Amour de l'actrice Sumako (1947).

Grand chorégraphe du désir, Mizoguchi est aussi un artiste de la cruauté, dont les héroïnes sont régulièrement blessées, moquées, humiliées jusqu'à la mise en croix par des pères ou des amants impitoyables. Kinuyo Tanaka est l'interprète privilégiée de ces rôles de victimes magnifiques : souple, légère, d'une remarquable subtilité dans les expressions du visage et les nuances du regard.

Après une visite à Hollywood en 1949, l'actrice s'affranchit de la tutelle du studio et gagne son indépendance : elle continue son travail avec Mizoguchi, bien sûr, mais tourne aussi avec Mikio Naruse (La Mère, 1952 ; Chronique de mon vagabondage, 1962) et Akira Kurosawa (Barberousse, 1965).

Surtout, contre l'avis de Mizoguchi, elle devient réalisatrice elle-même, la première femme japonaise à pratiquer cette profession. Ses six films - de Koibumi (1953) à Onna bakari no yoru (1961) - sont difficilement trouvables. Kinuyo Tanaka disparaît en 1977. Son souvenir est salué, en 1987, par un film de Kon Ichikawa, Eiga joyu (Film Actress en anglais), qui fait malheureusement l'impasse sur sa deuxième vie de créatrice et se concentre sur le couple qu'elle forma avec Mizoguchi.



du 9 mars au 29 mars

RETROSPECTIVE KINUYO TANAKA

6 films restaurés 4K en VOST


LETTRE D'AMOUR/ VOST / 1953 / 98 mn / NB

LA LUNE S'EST LEVÉE/ VOST / 1955 / 102 mn / NB

MATERNITÉ ÉTERNELLE / VOST / 1955 / 111 mn / NB

LA PRINCESSE ERRANTE / VOST / 1960 / 103 mn /couleurs

LA NUIT DES FEMMES / VOST / 1961 / 93 mn / NB

MADEMOISELLE OGIN/ VOST / 1962 / 102 mn /couleurs


Horaires et programmation


Mer 23
Jeu 24
Ven 25
Sam 26
Dim 27
Lun 28
Mar 29
LETTRE D'AMOUR

15 H 45

13 H 30


LA LUNE S'EST LEVÉE
13 H 30




15 H 45
MATERNITÉ ÉTERNELLE






LA PRINCESSE ERRANTE






LA NUIT DES FEMMES 13 H 30

15 H 45

13 H 30
MADEMOISELLE OGIN